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publié dans Ressources le 7 octobre 2010

Note de lecture : Le Temps de l’Afrique – Severino, Ray

Dominique Gentil

SEVERINO (J.M.), RAY (O.).-
Le Temps de l’Afrique.
Editions Odile Jacob, mars 2010, 346 p. 25 euros

Une formule pourrait résumer ce livre : « changer de lunettes » ou encore « le temps est venu de troquer nos rétroviseurs pour des longues vues ». Pour les auteurs, la plupart des Français et des Européens ont une image totalement dépassée de l’Afrique, rurale, pauvre, toujours en conflit, « présentée comme une terre maudite, marginale, à l’écart de la mondialisation, un objet de compassion, qui appelle, au mieux, la charité, au pire, l’endiguement ». Selon eux, depuis 2000, l’Afrique est en train de basculer. En moyenne, la croissance annuelle atteint 5 à 6% depuis 10 ans et son poids démographique, économique et politique à l’échelle mondiale va se modifier considérablement.

Sévérino et Ray se veulent ni afro-pessimistes, ni afro-optimistes. Ils essayent d’analyser les faits et les tendances montrant à chaque fois les opportunités et les risques, soulignant que rien n’est écrit d’avance. Ils s’efforcent de montrer l’Afrique au sud du Sahara (ASS), avec ses 48 Etats, sous ses multiples facettes, la démographie, l’économie, les changements sociaux et religieux, la démocratie, l’écologie, la place de l’Afrique dans le monde. Ils décrivent les grandes tendances mais aussi la diversité des pays et des situations.
Et tout ceci en 23 chapitres, regroupés en 8 parties. Le style est alerte, avec souvent des formules chocs. Le contenu est bien documenté et nuancé et mêle les statistiques, les analyses des chercheurs, les entretiens personnels ou des mini-monographies de certains pays. Tout ceci avec un art de synthétiser des domaines complexes (comme, par exemple, la démocratie en 8 pages, qui va à l’essentiel) ou de déconstruire les idées reçues.

Les deux premières parties sont consacrées à la démographie. Actuellement, deux subsahariens sur trois ont moins de 25 ans et on assiste à un véritable « séisme démographique » : 100 millions en 1900, 700 millions en 2000, 860 aujourd’hui, environ 1.8 milliard en 2050. A titre d’exemple, la densité de la Côte d’Ivoire est passé de 11 hab./km2 en 1960 à près de 70 aujourd’hui et sans doute 110 en 2050. « Si la France avait connu la même croissance démographique que la Côte d’Ivoire entre 1960 et 2005, elle compterait aujourd’hui 250 millions –dont 60 millions d’étrangers ». On comprend les défis que cette évolution entraîne dans tous les domaines, éducation, santé, infrastructures, gouvernance, etc.

Cette croissance s’accompagne d’ « explosions urbaines » et de fortes migrations, surtout internes (16 à 35 millions selon les années pour celles-ci et environ 4 millions de migrations internationales). Ce rappel, très important, suit les analyses classiques à la J.M. Cour, avec l’importance de l’urbanisation et des migrations vers les côtes et donne un peu trop l’impression que l’augmentation des densités et des villes conduit presque mécaniquement à la croissance et au développement. Avec une tendance à sous-estimer les risques. Que deviendra le Niger quand il aura plus de 50 millions en 2050.

Les deux parties suivantes traitent de la croissance macro-économique, en suivant ses fluctuations sur 50 ans. Sévérino et Ray rappellent qu’au cours de la première décennie, l’Afrique noire était bien partie (4.6% de croissance annuelle entre 1960 et1973), puis suivent l’emballement avec l’endettement, la chute et l’ajustement structurel. Malgré tous leurs effets pervers, les PAS ont réussi et on permis de créer « les bases d’une croissance économique forte » (5 à 6% depuis 10 ans) ou de pays « parés au décollage ». Les télécoms, le secteur du bâtiment, les grandes infrastructures, la hausse des matières premières expliquent cette croissance. L’Afrique émergente s’appuie sur des entrepreneurs cosmopolites et multilingues, sur des nouvelles classes moyennes et sa couche privilégiée des yuppies de Kampala, Dar-es-Salam ou Nairobi qui semblent fasciner Sévérino.

On peut regretter que l’analyse se contente de moyenne et ne parle pas de dispersion des résultats , ce qui permettrait d’analyser les différentes causes de la croissance : hausse du pétrole et des autres matières premières, reconstruction après une guerre civile (comme au Libéria et en Sierra Leone), grandes infrastructures financées par l’extérieur, notamment la Chine, investissements d’avenir, immobilier spéculatif ou secteur agricole (presque pas analysé). Contrairement à la Banque mondiale et à Bourguignon, les auteurs ne s’intéressent pas aux rapports entre croissance et inégalités ni à la croissance probable de celle-ci, ou à la destination de la grande corruption (elle n’a pas les mêmes effets économiques si elle est investie sur place ou placée dans les paradis fiscaux).

La cinquième partie « A Dieu l’Afrique », souvent passionnante, est malheureusement un peu fourre-tout, avec parfois des confusions entre anomie (p. 126) et pluralité des normes (cf. Réseau Impact) et un recours trop facile à l’opposition tradition/modernité même si celle-ci n’est plus toujours importée mais réinventée. Le chapitre 9 présente certaines « compositions urbaines », avec la jungle des bidonvilles, les enfants des rues, le développement de l’individu, des viols et plus généralement de la violence. L’importance des facteurs religieux est bien soulignée dans « le croissant et le goupillon » (pp. 135 à 152), avec le « clash des prosélytismes », pentecôtistes et salafistes, fortement influencés par l’étranger et imposant rigorisme, règles et dogmes. Pour les auteurs, ces « deux formes jumelles de religiosité néo-conservatrices » sont une « réponse à une modernité déstructurante ». Il serait sans doute plus approprié de les relier à la pauvreté, au chômage, aux inégalités, aux difficultés de la vie quotidienne car, en général, on « se libère dans l’imaginaire » (cf. Althabe) quand le réel est difficile à vivre. De la religion, on passe à « l’Afrique branchée », les émissions des télévisions internationales, les 2000 films produits annuellement au Nigéria, la cyber@fique (7% seulement d’Africains utilisent régulièrement Internet mais le taux d’utilisation a progressé de 1300% entre 2000 et 2009). Le marché de l’identité permet de poser la question de la « fin de l’ethnie » qui, « aussi artificielle soit-elle… continue à être mobilisée en ASS, avec des conséquences concrètes », même si « la progression inéluctable d’identités alternatives … concurrencent l’ethnie ». Cette partie se termine par des réflexions sur « la démocratie en Afrique ». Sévérino et Ray rappellent que « la remise en cause des régimes autoritaires a eu lieu dans un contexte de profonde crise économique et sociale… avec un Etat émasculé (DG par les PAS) incapable de payer ses fonctionnaires » ou d’intervenir dans les services de base. Et, avec une baisse de l’APD puisque les fonds étaient orientés vers l’Europe de l’Est . La conjoncture politique était également très spécifique : chute du mur de Berlin et dissolution du bloc soviétique, libération de Mandela (fev. 90) et discours de La Baule (juin 90) où Mitterrand « décide de se ranger du côté de l’histoire » ce qui encouragea le processus des conférences nationales » (DG : en fait, la première, celle du Bénin date de février 90 et est antérieure à La Baule).

Tout en insistant sur « un paysage des plus contrasté » de l’Afrique politique, les auteurs estiment qu’il faut aller au-delà des élections et des partis, observer « les processus en cours… faits de luttes qui façonnent le futur de l’Afrique », « l’explosion du nombre d’associations… sentinelles de la démocratie » ainsi que l’émergence des organisations paysannes ». « La culture démocratique … est donc en cours de constitution… elle se forge… à travers des combats par le bas » et aussi, à travers « les exigences accrues des classes moyennes africains vis-à-vis des Etats ». Pour conclure que « l’émergence discrète mais indéniable d’une politique par le bas révèle l’existence de processus endogènes », vision sans doute optimiste et valable peut-être dans certains pays mais à suivre dans la longue durée.

La VIe partie, « une marche, trois direction », cherche à prendre en compte la diversité des situations africaines, à travers l’analyse de trois idéaux-types. D’abord « les pays rentiers, pays en danger » avec trois sous modèles. L’exemple du Botswana montre qu’il est possible de ne pas succomber à la « dutch desease », mais que d’autres sont en décomposition ; Ghana, Burkina, Tanzanie et Mozambique constitueraient l’avant garde du développement et 8 pays illustrent l’Afrique fragile. Au-delà de cette catégorisation, les auteurs soulignent qu’il ne « faut pas oublier les zones grises dans lesquelles errent de nombreux pays africains…, un marais africain plein de sociétés au milieu du gué qui parviennent péniblement à maintenir des taux de croissance économique proches des taux de progression démographique ».

La partie suivante « L’Afrique ou la verdeur du monde » analyse « la place singulière qu’occupe l’ASS dans la crise écologique planétaire » : la fin de l’infini, la crise énergétique, les modèles urbains à inventer, la faim des terres, la biodiversité africaine et l’Afrique poumon de la planète. Propos qui semblent assez convenus, dans l’air du temps. Il est recommandé à la suite de M. Griffon, une révolution doublement verte inédite, soutenue par les bailleurs de fonds et les investisseurs étrangers. On est un peu surpris d’apprendre que « les bailleurs de fonds internationaux… rivalisent aujourd’hui de projets pour accroître la production agricole (p.263). La solution semble venir des acteurs privés étrangers et on ne parle pas d’agriculture familiale. « Des acteurs étrangers sont prêts à investir des sommes considérables dans l’agro-business subsaharien… Nul doute que les investisseurs peuvent jouer un rôle catalyseur dans la modernisation de certaines agricultures ».

Dans la dernière partie, « le nouveau venu au banquet des nations », les auteurs estiment que « après les années 2000, l’Afrique entame une nouvelle ère –qui clôt le trop long chapitre de la colonisation ». Même si elle est, pour le moment, un groupe très peu homogène, très peu solidaire et par conséquent peu audible, elle est de plus en plus courtisée et pourrait devenir un des poids lourds des relations internationales. Les différentes stratégies des pays émergents sont passées en revue : la Chine pragmatique, sans conditionnalité politique et qui arrive à diminuer considérablement le coût des infrastructures, l’Inde, les Etats du Golfe, le Brésil, le Maroc ou la Tunisie. Les Etats-Unis ont largement engagé un « renversement intellectuel » de leur politique dès septembre 2001, en s’appuyant sur la force, l’économie et la foi. Seule l’Europe est à la traîne. La décennie 90 a précipité la grande déconnexion entre l’Afrique et l’Europe : indécision stratégique, tiraillement entre compassion, cupidité et indifférence, nouveau langage partenarial mais trop souvent démenti par la pratique comme le montre le fiasco des négociations APE.

La conclusion reprend les idées forces du livre : l’Afrique en mouvement redevient actrice de son destin, nous sommes à un moment stupéfiant de basculement mais l’Europe ne s’en aperçoit pas et « ce moment de clairvoyance se fait attendre ».

Sévérino et Ray, avec ce livre stimulant, documenté, nuancé et bien écrit, nous invitent à changer de lunettes et à prendre conscience des nombreuses facettes des changements profonds, en cours ou à venir, dans l’Afrique subsaharienne. Cependant, avec un peu de recul, trois types de critique semblent nécessaires : d’abord les thèmes qui ne sont pas traités, notamment la situation des femmes et les rapports de genre, si importants pour les évolutions sociales et les changements démographiques ; le chômage des jeunes est-il soluble dans la croissance annoncée ; le non prise en compte des relations entre inégalités et croissances ; les effets économiques et politiques de la grande corruption ou le faible intérêt pour l’Afrique rurale ; l’évolution possible des poids lourds comme l’Afrique du Sud et le Nigéria et les effets de contagion sur leurs voisins, etc. La liste n’est pas limitative.

La deuxième critique porte sur la méthode. Celle-ci reste surtout illustrative, à partir de pays types, de portraits ou d’observations personnelles. Ce qui rend le livre vivant mais une véritable analyse comparative, s’efforçant d’identifier les facteurs clés des tendances actuelles et la grande diversité des situations serait, sans doute, plus convaincante.

Enfin, le livre nous invite, à juste raison, à changer de lunettes. Mais, plus ou moins subrepticement, il nous entraîne à adopter les propres lunettes des auteurs : une Afrique dense, « ce qui génèrera mécaniquement des gains de productivité substantiels, des opportunités de commerce –et donc un certain rythme de croissance économique » (p. 107), urbaine, branchée, entraînée par ses yuppies, ses classes moyennes et son agro-business d’acteurs étrangers, retrouvant son indépendance et sa place dans le monde. D’autres scénarios, plus conflictuels, sont sans doute plus probables.

D. GENTIL

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