La question du pastoralisme ne saurait faire l’impasse d’un sujet sur les conflits, qu’ils soient liés à la gestion partagée des ressources, ou à des considérations plus politiques. Le premier article revient sur les causes et les enjeux des conflits inhérents au pastoralisme et le second offre un regard critique sur les solutions apportées.
Conflits liés au pastoralisme : vers un traitement uniquement politique des enjeux ?
La gestion des conflits est au centre des attentions lorsqu’il est question de pastoralisme. Une acceptation semble même se généraliser : les conflits seraient inhérents au pastoralisme. Au pire, il les engendrerait, au mieux, il les exacerberait. Cet article propose des clés d’analyse pour une compréhension des dynamiques à l’origine de ces conflits.
Des mécanismes traditionnels de régulation des conflits affaiblis. Des raids de bétail meurtriers ont toujours périodiquement été menés entre groupes d’éleveurs transhumants pour l’accès aux pâturages ou aux points d’eau stratégiques ; certains affrontement pouvant faire jusqu’à une centaine de morts. Bien que directement liés aux pratiques pastorales, ils sont souvent traités en termes identitaires voire instrumentalisés par quelques leaders politiques au sein de débats nationaux fortement marqués par l’éthnicité.
Le constat partagé est que les mécanismes traditionnels de régulations des conflits ne paraissent plus faire efficacement leur office, tant les relations intercommunautaires se complexifient. Jusqu’à peu, la spécialisation et l’interdépendance des systèmes de productions agricole et pastorale encourageaient les échanges, plutôt favorables aux pasteurs. En Afrique de l’Est, les communautés pastorales et agricoles voisines, ethniquement distinctes, étaient économiquement complémentaires et socialement intégrées. Au Sahel, au Burkina Faso, au Niger comme au Tchad, les pasteurs nouent encore des alliances avec les autorités traditionnelles des agriculteurs pour s’approvisionner en céréales et faciliter leurs transhumances.
Cependant, tandis que les agriculteurs ouvrent davantage de fronts de colonisation sur les espaces pastoraux et capitalisent plus dans l’élevage, les pasteurs diversifient leur économie en s’impliquant désormais dans l’agriculture. Cette intégration modifie les termes des échanges socio-économiques, constitue par endroit une contrainte majeure à la mobilité animale, et est à l’origine d’une compétition relativement inédite entre agro-pasteurs et agriculteurs.
De nouveaux types de conflits, sur lesquels les institutions traditionnelles n’ont aucune prise, apparaissent avec plus d’acuité. Face aux crises sécuritaires, les pasteurs modifient soudainement leurs parcours vers des couloirs qu’ils connaissent peu, dans lesquels ils ne disposent pas de réseaux sociaux ou d’alliances négociées avec les communautés résidentes, multipliant les risques d’affrontements.
Ajoutés aux crises climatiques, ces changements accentuent la concentration des cheptels et la pression sur les ressources. En 2013, des tensions à la frontière entre le Tchad et la République centrafricaine (RCA) ont éclaté, sous l’effet conjugué de la descente des pasteurs tchadiens plus au Sud (suite à une mauvaise pluviométrie) et de la remontée vers le Nord des pasteurs centrafricains (cherchant à fuir la crise politique dans leur pays).
Militarisation des transhumances. Les pasteurs s’arment pour protéger leur bétail. Cette militarisation des transhumances contribue à l’escalade de la violence, ou du moins renforce le sentiment d’insécurité et l’instabilité dans des États déjà fragiles. De grands troupeaux sont désormais escortés par des professionnels, lourdement armés, équipés de technologies modernes de communication, qui font fi des codes pastoraux traditionnels et des accords établis localement, et menacent les autres éleveurs comme en RCA, au Niger, au Tchad, ou au Soudan. La récente diffusion d’armes à feu parmi les transhumants fait craindre le trafic d’armes, la banalisation de leur location aux criminels et rebelles, et augmente encore la demande chez les pasteurs. Poussés par l’insécurité, ils ont tendance à s’orienter vers certaines zones grises et espaces frontaliers enclavés, vastes territoires longtemps marginalisés, caractérisés par de faibles densités de population et où les États exercent un contrôle extrêmement faible. On observe ainsi un lent glissement de certains groupes pastoraux vers le Sud-Est de la RCA et jusqu’en République démocratique du Congo (RDC).
Ces régions constituent à la fois des pôles d’attraction pour les pasteurs, et des refuges cruciaux pour la faune sauvage. Ces derniers temps, d’imposants programmes de conservation environnementale y soutiennent l’aménagement d’aires protégées. Les investissements réalisés permettent d’établir des sortes d’enclaves de sécurité. Ils négligent toutefois souvent d’inclure de grands espaces dédiés au pastoralisme.
Dès lors, aux côtés des populations locales qui s’en rapprochent, figurent des éleveurs transhumants qui pénètrent régulièrement ces aires et font pression sur les ressources, selon les professionnels de la conservation. Non seulement ils y entrent en compétition avec la faune sauvage pour l’accès au fourrage et à l’eau, mais ils peuvent participer au braconnage d’espèces en danger d’extinction. Ils accentuent ainsi le sentiment de non-droit : les pasteurs armés sont difficiles à distinguer des braconniers, et leurs interactions présumées avec les groupes rebelles les désignent comme protagonistes actifs des conflits. De là à associer transhumance et insécurité, il n’y a qu’un pas…
Face à ces nouvelles problématiques, plusieurs enjeux émergent. Il s’agit d’abord de questionner la vitalité des mécanismes de résilience propres à l’élevage pastoral et à l’évolution des pratiques (en matière de compositions, dispersions, logiques de mobilités des troupeaux, etc.), afin d’éclairer des décisions spécifiques à chaque situation. Il convient également d’analyser l’adaptabilité des institutions traditionnelles, qui (compte-tenu de la pression démographique et du rythme de renouvellement générationnel des populations de pasteurs) doivent pouvoir répondre aux aspirations des nouvelles générations d’éleveurs, en termes de gouvernance, de services et de représentativité, pour retrouver une légitimité fondée sur de nouvelles compétences et sur leur capacité à dialoguer avec les administrations. Au niveau national, une vigilance s’impose vis-à-vis de l’instrumentalisation des tensions, pour prétendre à un développement inclusif. Enfin, il est du ressort des États, des organisations régionales et internationales, de définir des politiques territoriales multisectorielles à l’échelle des parcours. Les choix politiques à venir auront d’importantes répercussions sur la mobilité, l’intégration et la sécurité régionales (y compris alimentaire) pour les prochaines années.
Conflits liés au pastoralisme : quelles solutions ?
Plusieurs solutions sont mises en oeuvre à différentes échelles pour prévenir et gérer les conflits liés au pastoralisme. Cet article les passe en revue et interroge leur pertinence et leur effectivité.
Le (faible ?) pouvoir des lois et des institutions. Au niveau régional, les initiatives pour prévenir et gérer les conflits passent essentiellement par des mesures visant à protéger la mobilité transfrontalière des éleveurs. En 1998, la Conférence des Chefs d’États de la Cedeao établit ainsi les modalités de la transhumance et introduit un Certificat international de transhumance. Les autres structures régionales comme le Cilss ou l’Uemoa ont, elles aussi, élaboré des politiques promouvant la transhumance transfrontalière. La Commission du Bassin du Lac Tchad soutient le libre accès aux ressources naturelles communes en autorisant la mobilité des pasteurs dans le Bassin du lac Tchad à condition que leurs animaux soient vaccinés et qu’ils payent les taxes locales et nationales. Ces différents outils visent à protéger les droits d’accès, de passage et d’utilisation des ressources des pasteurs.
Malgré ces différentes mesures, des difficultés sont régulièrement constatées, notamment en 2003 lorsque le Bénin a fermé ses frontières aux transhumants du Niger et du Burkina Faso. À cela s’ajoute le défi de l’harmonisation des textes sur la transhumance, à l’échelle nationale et régionale. De plus, obtenir le Certificat international de transhumance est administrativement complexe, les gardes-frontières harcèlent les pasteurs en leur extorquant de l’argent ou en distribuant des amendes illégales. Les pays hôtes ferment les couloirs de passage du bétail et les dates de transhumance sont fixées sans que les communautés pastorales ne soient suffisamment consultées.
Au niveau national, les États ont établi un cadre juridique (Code pastoral ou rural) reconnaissant le pastoralisme comme une forme viable et durable d’exploitation des terres. Ces cadres nationaux ont établi des lois de gestion des terres pastorales et des ressources naturelles, dont la mise en oeuvre a contribué à réduire les conflits entre communautés pastorales et agricoles.
Ces cadres s’accompagnent en général d’institutions qui réglementent les conflits. Celles-ci sont instaurées par les codes pastoraux ou par certains décrets régulant l’utilisation des terres agricoles. L’application des codes pastoraux au Sahel en est encore à son début car elle manque de financements. Au Niger, seuls 20 % des Commissions Foncières évoquées dans le Code rural sont mises en place. Du fait d’un faible soutien financier des États, les bureaux et équipements de base pour le fonctionnement de ces commissions manquent, de même que mener des activités (campagnes de sensibilisation, visites sur le terrain, etc.) est complexe. La forte influence des dirigeants traditionnels qui président ces commissions ainsi que les processus de règlement de conflits, ont été décriés.
Au-delà du cas du Niger, de nombreuses ONG et coopérations au développement facilitent l’émergence des plateformes d’échanges intracommunautaires qui participent fortement à réduire les conflits. Malheureusement ces résultats restent circonscrits aux zones de mise en oeuvre du projet. Les gouvernements sahéliens semblent avoir été peu impliqués dans l’ensemble du processus, ce qui interroge la durabilité de ces efforts.
_ Promouvoir des échanges intracommunautaires. Pasteurs et agriculteurs se sont engagés dans des négociations continues afin d’assurer un accès sécurisé aux ressources pastorales. Dans la plupart des pays sahéliens, la communauté internationale a soutenu des projets visant à promouvoir le dialogue entre leurs deux communautés. Le programme PASEL, financé par la Coopération suisse, a par exemple facilité la création d’une communication constructive grâce à l’émergence de plateformes de discussion à l’échelle locale. Les échanges dans le cadre de cette plateforme ont permis de délimiter des couloirs de transhumance et des zones d’activités pastorales. Le projet a également réhabilité environ 3 000 km de couloirs de transhumance et mis en place des processus de suivi pour en garantir la durabilité. Les conflits ont quasiment disparu dans les régions couvertes.
Grâce à l’implication des coopérations bilatérales et multilatérales, ce sont plusieurs milliers de kilomètres de piste de transhumance qui ont été délimités dans toute la région. Par ailleurs, de vastes étendues de terres ont été cartographiées en tant que zones pastorales et de pâturages, dans lesquelles les pasteurs ont un accès prioritaire aux ressources naturelles et où des comités de surveillance locaux veillent à leur fonctionnalité. Pasteurs et agriculteurs ont reconnu l’utilité de ces couloirs et cartes comme un symbole de paix.
Ces outils ont toutefois été perturbés par les agriculteurs qui intensifient leurs cultures et qui, du fait de l’absence de sanctions légales, retirent les panneaux délimitant ces couloirs. Cette délimitation est faite principalement par des projets financés par des donateurs, ne permettant aucune protection légale. La légalité n’est assurée que par un acte administratif spécifiant que la délimitation des couloirs ou des zones de pâturage est exclusivement réservée à l’utilisation pastorale.
Les unités pastorales sont une autre forme d’initiatives développées localement afin de limiter les conflits (voir p. 15-16). Ce sont des villages situés autour d’un point d’eau, où les résidents partagent le même espace pour leurs activités pastorales et agricoles. Ce système a été expérimenté au Sénégal, au Mali et au Bénin. Le point fort de ce système est la nature participative du processus d’élaboration des plans de gestion. On constate toutefois, souvent, un manque d’intérêt des résidents à suivre ces plans de gestion une fois que les points d’eau sont mis en place. De même, ces unités pastorales sont principalement instaurées grâce à des projets financés par des donateurs, ce qui ne leur garantit pas un véritable soutien légal et administratif.
Des approches de gestion participative en zones protégées. Les approches participatives sont de plus en plus installées pour la gestion des zones protégées en associant les communautés avoisinantes, principalement des pasteurs. Par exemple, le parc régional du W (qui s’étend sur le Niger, le Bénin et le Burkina Faso) est une zone importante de passage des transhumants venant des parties sèches et semi-arides au Nord du Niger et du Burkina Faso. Le projet ECOPAS y a créé une stratégie assurant la conservation et portant une plus grande attention aux activités en périphérie du parc par la gestion de la zone tampon. Les sources de revenus des communautés voisines se sont diversifiées grâce au développement des activités et des infrastructures touristiques ainsi qu’au financement de leurs micro-projets. Cela a réduit de manière importante les conflits entre les responsables du parc et les pasteurs.
Mais des succès variables ont été constatés dans les projets de gestion participative des ressources naturelles dans les zones de conservation. À la différence de l’Afrique australe où des résultats positifs ont été enregistrés en ce qui concerne les bienfaits économiques de ces projets pour les pasteurs et la population, l’Afrique de l’Est, de l’Ouest et centrale ont connu peu de résultats. Cela tient à la nouveauté du concept dans ces régions, où le modèle de « conservation forteresse » est profondément ancré.
Reconnaissance légale. Un certain niveau d’antagonisme pourrait être considéré comme « endémique » à la cohabitation des utilisateurs des voies sahéliennes, mais il faut poursuivre la quête de moyens innovants pour minimiser les conflits. Les initiatives mentionnées dans cet article ont contribué à la réduction de la fréquence et de l’intensité de ces derniers. Les défis à relever restent leur mise en oeuvre réelle, et pallier au manque de soutien et de reconnaissance légale. Des efforts considérables sont nécessaires pour rendre ces solutions plus inclusives et participatives. L’apprentissage, l’échange, la négociation et la collaboration seront autant d’aspects essentiels pour pouvoir avancer.
Jean Huchon (jeanohuchon@yahoo.fr) est docteur en géographie. Il travaille actuellement pour la Commission européenne sur les programmes régionaux pour la gestion des ressources naturelles en Afrique centrale.
Blasius Azuhnwi (azuhnwibn@ yahoo.com) est un scientifique en production animale travaillant pour le ministère de l’Élevage au Cameroun et est également consultant.
Ken Peter Otieno est un analyste des politiques et coordinateur régional pour Rangelands Initiative en Afrique avec RECONCILE au Kenya.
Anna Savage a traduit le texte de Blasius Azuhnwi et Ken Peter Otieno dont vous pouvez lire la version originale (anglais) en PDF ici.