Cet article dresse un panorama des besoins et des difficultés d’accès au financement des exploitations familiales. Il revient sur les différentes stratégies qui ont été mises en œuvre depuis les indépendances pour permettre à ces agricultures d’accéder au crédit et souligne les défis qui restent à relever.
Les agricultures familiales ont un rôle majeur à jouer dans le développement des pays du Sud mais les contraintes à leur développement restent importantes. Les aléas naturels et climatiques se renforcent ; les marchés agricoles restent incertains et fortement asymétriques ; la compétition sur les ressources se renforce ; la structuration des agriculteurs reste insuffisante ; les politiques agricoles rénovées peinent à se mettre en place.
Malgré ces contraintes, les agricultures familiales se transforment, s’équipent, intègrent des productions à plus haute valeur ajoutée, intensifient l’élevage, s’insèrent dans une diversité de marchés et de filières, consolident leurs organisations économiques et renforcent leur participation aux politiques publiques. Dans certains pays, une dynamique d’installation de jeunes agriculteurs formés, gage d’espoir et d’innovation, constitue un embryon de renouvellement des agricultures familiales.
Une offre de crédit défaillante. Pour se transformer, ces agricultures ont besoin d’investir et, souvent, faute de ressources propres suffisantes, d’accéder à des services financiers adaptés : crédit, épargne, assurances…. Or ces services financiers, et l’offre de crédit en particulier, restent défaillants face à la demande des agricultures familiales. Les volumes financiers disponibles pour le crédit à l’agriculture sont faibles au regard de l’ampleur de la demande et ils se concentrent sur du crédit de court terme. Les crédits de moyen terme et de long terme font largement défaut. Les éleveurs, les jeunes agriculteurs et les organisations agricoles sont particulièrement défavorisés dans l’accès au crédit.
De plus, les taux d’intérêt proposés, notamment par la microfinance, sont souvent difficilement compatibles avec le niveau de rentabilité des activités agricoles familiales. L’offre de services financiers est peu adaptée à la nature systémique des besoins de financement des agriculteurs familiaux qui combinent des productions agricoles vivrières et commerciales, différentes formes d’élevage et souvent des activités non agricoles ; les besoins de financement familiaux (sécurité alimentaire, école, santé, …) sont étroitement liés aux besoins productifs. Enfin, la méconnaissance et la méfiance restent grandes entre secteurs agricoles et financiers, entravant les efforts d’innovation.
Un détour théorique pour éclairer le problème. Le développement économique peut être appréhendé comme un cercle vertueux : la production génère des revenus qui couvrent les besoins de l’unité économique ; les surplus génèrent de l’épargne mobilisable pour faire face aux chocs mais aussi pour investir ; l’investissement productif permet d’intensifier la production et de générer davantage de surplus. Si la production est faible, le cercle peut devenir vicieux et ouvrir sur les « trappes de pauvreté ».
Les services financiers de crédit, d’épargne et d’assurance peuvent transformer ce cercle. Le crédit, est un apport de capital permettant d’augmenter la capacité d’investissement. Il sera rentable pour l’emprunteur s’il permet une augmentation de la production suffisante pour couvrir le cout du crédit et générer un bénéfice en sus.
Le prêteur doit quant à lui se prémunir des risques liés à une transaction différée dans le temps : il prend des garanties et intègre le risque dans le cout du crédit. Celui-ci est la somme du coût de la transaction, du cout de l’argent, du cout du risque et de la marge bénéficiaire de l’emprunteur. Toutes ces composantes de coût sont élevées dans le contexte de l’agriculture familiale : cout de transaction élevé liés à la difficulté d’accès, à la petite taille des crédits, coût de l’argent élevé du fait de sa rareté, cout du risque élevé lié à la diversité et l’ampleur du risque en agriculture (risques de production, de marché, risques familiaux…).
Financer l’agriculture familiale est donc une clé du développement, mais aussi une opération complexe nécessitant une coordination appropriée.
Les réponses ont évolué au fil du temps. Dans les années 1960 et 1970, c’est l’investissement public et la coordination verticale de l’économie par l’État qui apparaissaient comme les réponses appropriées. Reposant sur l’hypothèse de l’incapacité des paysanneries pauvres à épargner et à investir, les politiques de cette période ont été fondées sur le crédit agricole public, appréhendé comme un levier pour amorcer le cercle vertueux du développement agricole, du changement technique et de l’innovation. Le coût du crédit était partiellement assumé par l’État à travers des taux d’intérêt subventionnés et le risque de non remboursement était limité par des prélèvements à la source dans des filières de production fortement intégrées. La coordination du système de financement était étatique et verticale. La faiblesse des résultats obtenus, conjuguée à la défaillance des structures publiques impliquées et à la généralisation de la pensée économique libérale, ont conduit à délaisser cette approche.
A suivi dans les années 1980 une réponse par les marchés financiers ruraux. Les services financiers ne sont alors plus considérés comme des outils politiques d’orientation du développement, mais comme des composantes d’un marché qui met en relation les offreurs et les demandeurs de capitaux, par la médiation d’un prix – le taux d’intérêt. La coordination « naturelle » du marché doit permettre aux capitaux de se loger dans les secteurs les plus à même de les faire fructifier. Mais les banques commerciales ne se sont pas emparées du marché agricole, jugé peu attractif. Même la microfinance qui se développe à cette période peine à répondre à la demande de l’agriculture familiale. Pendant vingt ans, les agricultures familiales resteront ainsi très peu financées.
L’innovation au secours des marchés financiers imparfaits. Les dix dernières années ont été marquées par deux évolutions. La première, lente, résulte de la saturation des marchés financiers urbains et de la progressive consolidation des agricultures familiales. Les institutions financières se sont ouvertes — très prudemment — aux agricultures familiales. Les banques commerciales s’aventurent en milieu rural et financent les exploitations agricoles les plus sécurisées. La microfinance développe des services pour l’agriculture. Des alliances se multiplient entre les banques commerciales, qui détiennent les ressources financières, et la microfinance qui dispose de réseaux décentralisés capables de toucher les agriculteurs.
La seconde évolution est assez clairement liée au choc de la crise alimentaire de 2008. La prise de conscience de la nécessité de soutenir le financement agricole s’est affirmée et les politiques de financement de l’agriculture ont été re-légitimées, pour corriger les imperfections des marchés financiers. D’importants fonds publics et privés (fondations, investisseurs…) sont mobilisés pour développer des dispositifs d’appui au financement agricole (fonds de garantie, lignes de crédit dédiées, voire création de banques agricoles). Des innovations de produits, de services, d’organisation, (warrantage, microleasing, assurances agricoles, finance digitale…) se sont également développées avec un soutien public significatif. Cette double mobilisation, des marchés et des politiques publiques, est le plus souvent inscrite dans une approche de finance de filière. Les coordinations de filière sont invoquées pour faciliter la circulation de l’information, sécuriser les transactions, encadrer les organisations agricoles et, plus globalement, impulser le développement des agricultures familiales et des entreprises agricoles.
Renforcer les compétences et mobiliser les organisations de producteurs. Le financement des agricultures familiales a donc quelque peu progressé, mais il reste des défis majeurs à relever. Le manque de connaissance sur les besoins de financement des agricultures familiales reste un handicap important pour le développement de services financiers adaptés. Les institutions financières connaissent mal les réalités des agricultures familiales ; les organisations agricoles sont peu à même de définir les besoins de financement de leurs membres ; les services d’appui aux agricultures familiales manquent de compétences en finance agricole.
L’offre de crédit agricole existante est faiblement adaptée aux besoins systémiques de financement des agricultures familiales. La finance de filière qui tend à se généraliser, ignore ces réalités systémiques. Alors que les ménages agricoles ont besoin d’accéder à une gamme de crédits, les institutions financières peinent à diversifier leur offre de crédits et limitent fortement les possibilités pour un même ménage de combiner différents crédits, car elles jugent que c’est trop risqué et complexe à gérer.
Les compétences financières de l’ensemble des acteurs du système financier restent largement insuffisantes. Trop peu d’agriculteurs familiaux maitrisent la gestion courante de leur exploitation. Les organisations agricoles peinent à formaliser leur problématique financière et à négocier de manière équilibrée avec les institutions financières. À l’exception de quelques institutions de microfinance et banques rurales, les personnels des institutions financières sont peu familiers avec les réalités des agricultures familiales. Les décideurs politiques et les partenaires techniques et financiers organisent leur action autour de quelques concepts dominants — la finance de filière, l’assurance agricole, l’entrepreneur agricole — qui gagneraient à être confrontées à la complexité des réalités. Le renforcement de compétences est donc un enjeu essentiel pour tous les acteurs du système financier agricole.
La coordination du système financier agricole, enfin, reste une difficulté majeure. La finance de filière est une forme de coordination, mais elle reste partielle. Une large mobilisation, incluant les organisations agricoles, est aujourd’hui une condition forte pour construire, à l’échelle des territoires, une réflexion stratégique sur le financement des agricultures familiales.
Betty Wampfler (betty.wampfler@supagro.fr) est professeur d’économie du développement à Montpellier SupAgro où elle coordonne une spécialisation de master sur l’accompagnement du développement des agricultures familiales. Elle est chercheur de l’Unité mixte de recherche Marchés, organisations, institutions et stratégies d’acteurs (UMR Moisa) et a des activités d’appui au développement, en partenariat avec des acteurs d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique Centrale et de Madagascar.
Le dessin a initialement été publié par Marc Roesch sur son site marc-roesch.fr. Marc Roesch est ingénieur agronome, docteur en économie rurale, chercheur au Centre international de recherche agronomique pour le développement (Cirad). Il a en particulier travaillé sur des analyses d’impact de la microfinance en milieu rural.