Dans les pays en développement, le crédit agricole ne s’est pas développé pour répondre aux besoins des agriculteurs. En Algérie, seuls 2,2 % d’entre eux ont bénéficié de crédit bancaire en 2015. L’étude des pratiques informelles de financement — largement développées — peut-elle inspirer la mise en place de systèmes de crédit adaptés ?
La relation entre développement agricole et accès régulier au financement n’est plus à démontrer ; la transformation des exploitations agricoles est un processus permanent, dont la réussite et la durabilité nécessitent, entre autres, l’existence d’un système de financement agricole accessible à tous.
Crédit agricole, levier de développement. Les réformes des systèmes de crédit agricole engagées à la fin des années 1980, dans la plupart des pays en développement, n’ont toutefois pas abouti à la création de marchés financiers ruraux offrant des services adaptés à toutes les catégories d’acteurs. Cet échec a été expliqué par l’inexistence de cadres institutionnels nécessaires au bon fonctionnement des marchés. Les risques de défaillances (non remboursement) constituent souvent le principal frein au développement du crédit agricole. Les solutions classiques des banques face à ces risques (garanties matérielles et taux d’intérêt souvent élevés) rendent généralement le crédit inaccessible pour la majorité des agriculteurs. En Algérie par exemple, moins de 3 % des agriculteurs ont accédé à un crédit en 2015.
La réussite de la réforme du système de financement agricole nécessite la mise en oeuvre d’innovations techniques et institutionnelles, qui — pour être efficaces — doivent être inspirées des principes de fonctionnement de l’économie. Et de l’économie telle que les agriculteurs et leurs partenaires privés la perçoivent et l’exercent.
Le financement informel, modèle pour le crédit bancaire ? Dans le domaine du financement agricole, l’étude des pratiques informelles suggère des pistes de réflexion qui semblent pertinentes.
Dans l’agriculture algérienne, le financement informel est important (tous les agriculteurs y recourent). Ce type de financement n’est pas le simple produit d’un dysfonctionnement du marché formel, ou le dernier avatar des pratiques de solidarité et d’entraide d’une société traditionnelle en mutation. Il fait partie d’une organisation socioéconomique complexe, mais flexible, qui dispose de ses propres règles de fonctionnement.
Quatre pratiques de financement informel dominent : i) la vente sur pied avec préfinancement, ii) le crédit fournisseur, iii) l’association de production, et iv) le prêt entre particuliers. Seul le prêt entre particuliers est une pratique directement dédiée à l’échange de l’argent. Dans la vente sur pied avec préfinancement, l’acheteur « prépaie » la récolte agricole attendue. Dans les transactions d’association de production, l’agriculteur s’associe à un bailleur de fonds qui se fait rembourser en part de production, proportionnelle à sa contribution aux charges de production. Le crédit fournisseur est quant à lui exclusivement lié au paiement de l’acquisition d’un intrant ou d’un service agricole, qu’un fournisseur avance au producteur qui le rembourse en cash, dans un délai prédéterminé (d’une semaine à plusieurs mois).
Chacune de ces pratiques est généralement réservée à un nombre réduit de productions agricoles : i) l’arboriculture fruitière et le maraîchage pour la vente sur pied, ii) les cultures annuelles et l’élevage pour l’association et iii) principalement le maraîchage et dans une moindre mesure les céréales, l’arboriculture et l’élevage pour le crédit fournisseur. Leur importance relative varie donc d’une région à une autre et d’une filière à l’autre. Ces pratiques constituent une réponse adaptée à une demande en financement façonnée par les besoins spécifiques inhérents à la production et aux stratégies de gestion de trésorerie des agriculteurs.
Cependant, malgré leur fréquence dans le secteur agricole, ces pratiques ne contribuent que partiellement au financement des besoins des exploitants. La vente sur pied avec préfinancement, l’association de production et dans une large mesure le crédit fournisseur sont des pratiques qui financent le fonctionnement des systèmes de production et très peu les investissements. Seul le prêt entre particuliers peut être mobilisé pour financer à la fois les dépenses de fonctionnement et les investissements productifs.
Légitimité des transactions. Dans toute société, les rapports entre individus sont cadrés par des principes et règles qui définissent ce qui est juste, souhaité et donc légitime. Ces principes facilitent la coopération entre individus et l’arbitrage dans les situations conflictuelles. En Algérie, pour les agriculteurs, une transaction de financement est considérée comme légitime quand elle respecte le principe selon lequel l’argent n’est pas un objet en soi mais un instrument de commerce. C’est radicalement opposé aux pratiques des banques.
Dans aucune des transactions de financement informel identifiées le créancier n’est rémunéré juste pour avoir renoncé, momentanément, à dépenser son épargne. L’argent mobilisé ne peut être rémunéré que s’il prend la forme d’une prise de participation dans un processus de production. Dans ce cas, le créancier cofinance directement un processus de production, dont il devient propriétaire des résultats, seul ou avec l’agriculteur.
Le prêt d’argent n’est jamais rémunéré, en tout cas pas à travers une rétribution matérielle directement indexée à la somme prêtée (les intérêts). L’emprunteur assume alors seul les résultats de l’activité financée et le remboursement du prêt est socialement considéré comme obligatoire, quels que soient ces résultats. En cas d’incapacité effective de remboursement (perte de récole), un nouveau délai est redéfini par les deux parties. Le prêt entre particuliers et le crédit fournisseur entrent dans cette catégorie de financement informel. Ces types de prêts peuvent impliquer pour l’emprunteur d’autres formes de redevances à l’égard du prêteur ; une attente de réciprocité, dans le cas des prêts entre particuliers, ou d’une relation commerciale fidèle, dans le cas du crédit fournisseur.
La réputation et l’information pour prévenir les non remboursements. Contre la défaillance due à la mauvaise foi de l’emprunteur (risque moral), qui refuse de rembourser ses dettes pour augmenter son intérêt personnel, le mécanisme de la réputation et de l’exclusion est mobilisé dans toutes les transactions de financement informel. Un membre d’un groupe socioprofessionnel qui se serait distingué par ses comportements déviants, par rapport aux principes partagés, se fait vite rattraper par sa réputation et est exclu du groupe socioprofessionnel, avec comme conséquences des difficultés d’accès aux différents contrats agraires (accès au financement, main d’oeuvre, etc.).
L’efficacité de ce mécanisme varie en fonction de l’étendue du groupe et de la qualité de la circulation de l’information entre ses membres. Ce mécanisme n’est parfaitement opérationnel qu’entre des acteurs qui se connaissent très bien. Il est déterminant dans les transactions de crédit fournisseur et de prêt entre particuliers, qui ne se font généralement qu’entre acteurs proches, soit dans le cadre d’un réseau social étroit, soit dans le cadre d’une coopération économique récurrente.
Le profit justifie des mécanismes coûteux de gestion de défaillances. Les transactions de vente sur pied avec préfinancement et d’association de production peuvent avoir lieu entre des individus qui ne se connaissent pas. Dans ce genre de situation, les partenaires recourent à d’autres mécanismes, variables en fonction du profit attendu et du niveau de risque perçu. Il peut s’agir d’une garantie matérielle, souvent adaptée à la nature de la transaction (ex : versement, dès la conclusion du contrat, d’une première tranche de la valeur globale de la transaction de la vente sur pied, ou de l’obligation faite aux acheteurs de payer la dernière tranche avant la fin de la récolte). Ces mécanismes peuvent aussi être des dispositifs de surveillance et de contrôle des comportements du partenaire (emprunteur et prêteur), comme ils peuvent prendre la forme d’une procédure de notification des dépenses effectuées et leur justification par des pièces comptables (bons, factures…). Tous ces dispositifs constituent des mécanismes qui visent à rendre les actions du partenaire contrôlables et leur non-respect repérable.
La négociation et la mise en oeuvre de ces mécanismes engendrent des coûts qui varient en fonction de la complexité et de la rigueur de ces derniers. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces mécanismes contractuels sont plus importants dans les deux types de transactions ou le financement mobilisé est rémunéré (vente sur pied avec préfinancement et association de production). Il y a donc une sorte de relation proportionnelle entre l’importance de l’intérêt matériel que représente la transaction pour le bailleur de fonds et la complexité des mécanismes contractuels et donc leurs coûts de transaction. Ces mécanismes ont généralement tendance à se relâcher avec le développement de la confiance entre les partenaires qui survient avec la récurrence des transactions.
Ainsi, la proximité avec les clients et leur fidélisation, la maîtrise des données professionnelles les concernant et leur implication dans la gestion mutuelle des risques de défaillances, constituent les éléments de base pour toutes innovations à même de permettre aux banques agricoles d’adapter leur fonctionnement et leurs services aux besoins des agriculteurs.
Ali Daoudi (a.daoudi@ensa.dz) est agroéconomiste, enseignant chercheur à l’Ecole nationale supérieure d’agronomie (ENSA) d’Alger. Ses thèmes de recherche concernent en particulier l’accès aux ressources productives en agriculture (financement, foncier, eau).
Pour plus de détails sur les formes de financement informel dans le secteur agricole en Algérie, vous pouvez lire :
- Daoudi A. et Wampfler B., 2010. Le financement informel dans l’agriculture algérienne : les principales pratiques et leurs déterminants (Cahiers Agricultures, 19: 243-248).
- Daoudi A, Wampfler B, Bédrani S, 2011. Contrat et confiance pour la gestion des risques de défaillances dans les transactions de financement informel dans le secteur agricole en Algérie (Les Cahiers du CREAD, 95 : 79-99).