Le mouvement paysan sénégalais a entrepris dès les années 1990 de s’intéresser à la situation et aux dynamiques des exploitations familiales. Ce travail a permis de construire une connaissance de l’intérieur de la réalité de ces exploitations. Au total, 2 000 exploitations familiales sont aujourd’hui suivies au Sénégal selon la méthode des bilans simplifiés. Une étude basée sur les résultats de ce suivi a été publiée en août 2014. Cet article reprend une partie de ces résultats.
Partant du constat que le modèle d’exploitation familiale (EF) était mal connu et apprécié, les acteurs du mouvement paysan africain ont agi pour modifier le regard porté sur les exploitations familiales. « L’histoire de la formation et de l’encadrement agricole montre que […] l’on a faussé les choses en sortant le paysan de sa réalité culturelle, sociale et économique pour chercher à améliorer sa vie. On a mis en exergue l’individu […] et ignoré l’exploitation familiale. […] Si les objectifs poursuivis n’ont pas été atteints, c’est parce qu’il y a eu rejet de notre réalité, de notre identité et de notre existence. On a parlé des paysans, des éleveurs ou des pêcheurs à notre place au lieu de nous laisser parler de nous-mêmes », écrit le Président du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR) au Sénégal, dans la préface d’une étude publiée en août 2014 sur les EF sénégalaises.
Le CNCR a donné mandat dans les années 1990 à l’une de ses fédérations, la Fédération des organisations non gouvernementales sénégalaises (Fongs), pour mener des travaux de recherche-action sur les méthodes et les outils de suivi des EF. La Fongs a suivi 1 811 EF selon la méthode des bilans simplifiés : des entretiens sont menés avec la famille pour déter miner dans quelle mesure celle-ci parvient à couvrir ses besoins alimentaires et de santé avec ses activités et revenus agrosylvopastoraux.
À partir de 2012, le processus a été ouvert à huit autres fédérations engagées dans différentes filières et zones agro-écologiques. Au total, 2 000 exploitations sont aujourd’hui suivies selon la méthode des bilans simplifiés. Une étude basée sur les résultats des 1 707 EF qui ont suffisamment renseigné leurs bilans pour être exploités a été publiée en août 2014. Cet article reprend une partie de ces résultats.
Le CNCR a identifié trois types d’exploitations familiales.
Les exploitations en insécurité ne peuvent vivre que moins de 3 mois par an de leur production primaire. Il s’agit d’agriculteurs disposant d’en moyenne 6 ha de terres pour 9 actifs (0,7 ha/actif ), faiblement équipés, sans cheptel ; d’éleveurs avec un troupeau relativement petit (en moyenne 21 bovins, 4 ovins et 8 caprins pour une EF de 10 personnes) et qui pratiquent très peu l’agriculture ; et de pêcheurs qui ne disposent pas de leur propre pirogue ou qui pratiquent un seul type de pêche et ne maîtrisent pas assez leur charges de production.
Les exploitations en situation intermédiaire peuvent couvrir leurs besoins de base avec leur production primaire entre 3 et 12 mois par an. Il s’agit d’agriculteurs disposant d’en moyenne 9 ha de terres pour 10 actifs (0,9 ha/actif ). Leurs exploitations sont relativement bien équipées (au moins 1 semoir et 1 animal de trait-matériel d’irrigation). Ces exploitations disposent de cheptel leur permettant d’agir sur l’équilibre des revenus et la fertilisation des sols. Il s’agit aussi d’éleveurs qui ont un bon équilibre entre les revenus de l’élevage et ceux de l’agriculture, et qui ont un troupeau relativement important (en moyenne 35 bovins, 26 ovins et 17 caprins par EF). Ces EF sont aussi des familles de pêcheurs disposant d’au moins une pirogue et pratiquant plus d’un type de pêche.
Les exploitations excédentaires peuvent vivre plus de 12 mois à partir de leur seule production primaire. Il s’agit d’agriculteurs disposant d’en moyenne 11 ha de terres pour 9 actifs (1,2 ha/actif ) et bien équipés (plus d’un semoir et au moins un animal de trait). Ces familles ont un cheptel et des revenus non agricoles importants. Dans cette catégorie se trouvent aussi des éleveurs qui ont un troupeau important (en moyenne 53 bovins, 45 ovins et 30 caprins par EF) et qui pratiquent aussi l’agriculture, ainsi que des pêcheurs disposant d’au moins une pirogue et pratiquant plus d’un type de pêche.
La nourriture de 28 852 personnes est assurée directement par les 1 707 exploitations familiales suivies : soit une moyenne de 17 personnes nourries par EF. En considérant les 450 000 exploitations familiales sénégalaises, 7,65 millions de personnes dépendent directement des EF pour leur nourriture, soit plus de la moitié de la population.
Les 1 707 EF suivies contribuent annuellement à la création nationale de richesses pour une valeur totale de plus de 2,5 milliards de francs CFA par leurs seules productions primaires. En extrapolant, l’étude estime que l’apport des exploitations familiales du Sénégal est de l’ordre de 685 milliards de FCFA (environ 12 % du PIB national). Les exploitations familiales ont d’importantes marges de progrès : les EF qui ont pu renseigner leurs bilans sur deux années successives (2011 et 2012) ont augmenté la valeur brute de leurs productions agricoles de 22 % entre ces 2 années.
Les 1 601 exploitations familiales dont les résultats ont été exploités en 2012 mobilisent directement 15 021 actifs. Cela représente une moyenne de 9 actifs par EF, soit un total de 4 050 000 actifs (deux tiers de la population active totale).
Ces actifs sont rémunérés en argent et en nature à des niveaux variables selon les types d’EF et les zones agro écologiques. Le revenu net de chaque actif est estimé à 49 252 FCFA/actif/an (75 €) pour les EF en insécurité, 116 416 FCFA/actif/an (177 €) pour les EF intermédiaires et 390 718 FCFA/actif/an (596 €) pour les EF excédentaires. Ces rémunérations paraissent a priori faibles , mais ces actifs mènent en réalité des activités agro-sylvo-pastorales en moyenne pendant 6 mois de l’année (sauf pour la plupart des éleveurs et des pêcheurs). Certains actifs familiaux exercent dans la plupart des exploitations des activités non agricoles (commerce, transformation des produits, transport). Ces emplois non agricoles sont importants mais souvent mal rémunérés.
Au sein des exploitations familiales, il y a des disparités de rémunération au détriment des femmes et des jeunes. Les rémunérations sont plus importantes pour la zone des Niayes et la zone sylvo-pastorale, qui sont caractérisées respectivement par l’horticulture et l’élevage et par leur forte connexion au marché.
Les EF créent également des emplois induits (embauches d’appoint pour renforcer la main d’œuvre familiale avec l’utilisation de bergers salariés, l’emploi de saisonniers). Ces emplois peuvent être particulièrement nombreux dans une EF de patron pêcheur qui peut employer sur une grande pirogue jusqu’à 50 hommes d’équipage en dehors de sa famille. Des emplois indirects sont également générés en amont ou en aval de la production primaire de l’exploitation familiale. Il s’agit de tous les emplois liés aux métiers artisanaux, de transformation, de commercialisation, de transport des produits.
Toutes les exploitations familiales, y compris celles qui ne produisent pas suffisamment de denrées pour se nourrir, mettent des produits sur le marché. Cette contribution est variable selon les filières et les zones agro écologiques : en moyenne 95 % pour les produits horticoles et 80 % pour le riz irrigué dans le delta du fleuve Sénégal. Les EF sont aussi des consommateurs de biens et services : pour un échantillon de 1 500 exploitations, 44 % des produits de consommation de base sont achetés sur le marché.
Les EF investissent, essentiellement sur fonds propres (à partir de la vente d’animaux et de produits agricoles ou halieutiques, des revenus des activités non agricoles, des apports des revenus de transfert). Les investissements les plus courants visent à améliorer les capacités de production ou de valorisation des produits : acquisition d’équipements agricoles et moyens de transport.
Certains investissements portent sur le long terme. Ils concernent l’accès à la terre et son aménagement (clôture de parcelles), la régénération des ressources naturelles, la plantation d’arbres fruitiers, la constitution ou l’augmentation des troupeaux. Les familles attendent également un retour sur investissement de leur participation financière au départ des migrants.
Dans certains cas, ces investissements sont très conséquents. C’est notamment le cas dans le Delta, où certaines EF ont acquis des tracteurs et des moissonneuses, et chez les patrons-pêcheurs qui font des investissements annuels moyens de 3 125 000 FCFA/ EF pour l’acquisition de matériels (pirogues, moteurs, filets, lignes, hameçons, GPS, compas…). Ces gros investissements ne sont possibles que dans des EF excédentaires et nécessitent généralement le recours au crédit bancaire.
La majorité des familles suivies investissent dans la scolarisation de leurs enfants (qui dans certains cas font des études supérieures) en misant sur l’école pour assurer à ces enfants des emplois rémunérateurs ou des positions sociales qui auront des retombées sur la famille. Les dons et les prêts en nature constituent aussi une forme d’investissement. Leur fonction est de renforcer les liens familiaux et amicaux. Ils ont également une fonction économique et permettent d’accroître, par dissémination, le capital des exploitations familiales : on l’observe par exemple autour des prêts de petits ruminants, remboursés à l’occasion des mises bas.
Les dispositifs socioculturels traditionnels (interdits, règles relatives à la coupe des arbres, contrats de fumure entre agriculteurs et éleveurs…) qui garantissaient la reproduction des ressources naturelles se sont relâchés, notamment avec l’extension des cultures de rente et l’introduction d’une mécanisation non raisonnée. Aujourd’hui, la sensibilisation faite par certains projets et par les organisations paysannes ainsi que le constat fait par les familles de la dégradation de la fertilité des terres, de la salinisation de l’eau ou des effets des changements climatiques permettent de réveiller dans les EF des comportements visant à reconstituer le capital de ressources naturelles sur lequel repose leur reproduction.
Les actions de mise en défens, de reboisement, de création et d’entretien d’aménagements hydro-agricoles constituent les formes les plus répandues de réactions paysannes aux risques de dégradation de leur environnement. L’arboriculture fruitière et le recours à la fertilisation organique en intégrant l’agriculture et l’élevage se développent également.
Les femmes assurent la fonction de reproduction de la famille et participent largement à la production : travaux dans les champs familiaux, production dans leurs propres champs ou leur jardin de case, élevage des petits ruminants et de la volaille, valorisation de la production…
L’étude menée sur des exploitations aux caractéristiques comparables montre que les exploitations dirigées par les femmes atteignent en moyenne un taux de couverture inférieur de 2 mois à celui des exploitations dirigées par les hommes et une valeur de production 33 % moins forte. Dans certains, les femmes sont pénalisées par les règles de l’héritage (notamment sur le plan foncier) mais il s’agit le plus souvent d’exploitations dirigées par des veuves qui reprennent les terres familiales. Elles sont donc relativement aussi bien dotées en facteurs naturels que les hommes. Mais ces femmes chefs d’exploitation ont un accès moins aisé aux facteurs techniques (semences subventionnées, équipements) et à la main d’œuvre.
Il y a donc bien un « problème de genre » dont les organisations paysannes sont conscientes. Dans leurs débats internes lors de la restitution de l’étude, la question a été posée de savoir si les progrès constatés dans l’investissement économique croissant des femmes ne masquent pas une réelle injustice et un recul dans la mesure où ils viennent compenser une « dérobade des hommes » par rapport à leurs obligations traditionnelles vis à vis de leur famille : ils demandent en fait aux femmes de prendre en charge ce qui leur revient. En même temps, l’étude constate que lorsque les femmes réussissent sur le plan économique dans les activités dans lesquelles elles se sont spécialisées, elles sont rapidement menacées par les hommes. Dans l’élevage, les hommes cherchent à confisquer aux femmes le contrôle des mini-laiteries ; dans la pêche et l’agriculture, les hommes viennent concurrencer les femmes dans la transformation des produits.
Pour lire l’intégralité de l’étude : http://www.inter-reseaux.org/IMG/pdf/cncr_rapport_suivi_des_efa.pdf