Né au Nicaragua, Campesino a Campesino offre une illustration de pratiques agroécologiques pilotées et diffusées par les agriculteurs. Au Brésil, la mise en place d’une politique nationale d’agroécologie a renforcé la dynamique portée par la société civile. Ces expériences nourrissent la réflexion sur le changement d’échelle de l’agroécologie.
Emmanuel Bayle est coordinateur de l’association Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF) au Brésil, où, avec ses partenaires, AVSF expérimente et soutient la transition des familles paysannes et de systèmes de production parfois encore conventionnels à des systèmes et pratiques agroécologiques.
Henri Hocdé a travaillé au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Dans ce cadre, il a passé une quinzaine d’années en Amérique centrale. Ses interventions cherchaient notamment à renforcer les capacités d’innovation des agriculteurs familiaux et à faire participer la recherche à leurs travaux.
Grain de sel : Qu’est ce que Campesino a Campesino ?
Henri Hocdé (HH) : Campesino a Campesino (CaC) c’est d’abord une aventure qui débute en 1974, avec un groupe de paysans qui vivaient sur de petits lopins de terre dans la région de Chimaltenango au Guatemala. Face à la baisse de leurs rendements et l’érosion de leurs sols, ils se lancent dans la construction de murets de contention puis dans l’incorporation de matière organique dans leurs sols, à partir de compost élaboré avec les déchets qu’ils récupèrent. Deux ans plus tard, face au succès de ces pratiques, certains paysans cherchent à les diffuser auprès de leurs voisins. Ils rencontrent un technicien du ministère de l’Agriculture et des ONG d’origine états-uniennes qui les appuient. Progressivement, ce groupe de paysans se met à penser que le développement de leur agriculture passera par leurs propres expérimentations, pas en suivant le modèle technique de la Révolution Verte. Ils créent une coopérative qui s’étoffe rapidement et dénombre 900 membres vers 1976. Puis arrivent les années 80, de répression politique très forte au Guatemala et ces paysans doivent fuir. Une partie se réfugie au Mexique dans l’État de Guerrero, où ils continuent d’être accompagnés par ces mêmes ONG. Ils échangent avec des paysans mexicains qui cherchent également des solutions à leurs problèmes de rendements et d’érosion. La dynamique d’expérimentation et d’échanges se poursuit. En 1986, un groupe de ces agriculteurs mexicains animent au Nicaragua un atelier de formation et de sensibilisation, organisé par des paysans nicaraguayens sur les solutions à mettre en place pour améliorer les rendements de leurs cultures vivrières. C’est là que se forge le terme « Campesino a campesino » et le Programme Campesino a Campesino (PCAC). Celui-ci s’insère à partir de 1987 au sein de l’Union nationale des éleveurs et des agriculteurs du Nicaragua (UNAG). Ces groupes deviennent actifs, obtiennent des financements et multiplient leurs actions de sensibilisation, de formation et d’expérimentation.
Campesino a Campesino est donc à la fois un mouvement, une méthode et un projet. Sa caractéristique fondamentale, c’est d’être une aventure pilotée par les agriculteurs eux-mêmes, qui veulent expérimenter, innover. La figure centrale est le « promoteur paysan ». La méthode consiste à expérimenter chez soi d’abord puis à échanger avec d’autres agriculteurs sur ce qui pourrait être fait pour améliorer la situation. On est dans de la pédagogie de type horizontal, qui est en opposition — en rébellion même — contre le schéma linéaire classique de diffusion du « progrès » agricole, dans lequel le paysan est le dernier maillon. Avec PCAC, c’est l’apparition sur la scène publique d’une manifestation de petits agriculteurs qui revendiquent ouvertement leurs capacités à produire eux-mêmes de la connaissance, du conseil et des résultats, en dehors du secteur « conventionnel » de la recherche, de la vulgarisation et de la formation.
GDS : L’agroécologie au Nicaragua est née de CaC ?
HH : Elle est née de la rencontre à la fin des années 80 entre CaC et d’autres groupes d’agriculteurs et ONG avec quelques scientifiques latino-américains (comme Miguel Altiéri) ; les premiers imaginaient et mettaient en oeuvre des pratiques agronomiques pour une agriculture plus durable, les seconds développaient les concepts d’agroécologie.
GDS : CaC a-t-il continué de se développer après les années 80 ?
HH : Cette aventure s’est poursuivie après la chute du gouvernement sandiniste en 1990, car ce mouvement avait acquis une capacité de fonctionnement interne autonome et de captation des financements externes. L’affichage de leurs expériences était attractif pour plusieurs financeurs et ONG européennes et nord-américaines. L’aventure CaC s’est également développée à Cuba, avec le « Mouvement paysan d’agriculture écologique ». Au Brésil également, des groupes d’agriculteurs ont repris cette revendication d’être les pilotes de la mise au point de leur modèle et de leurs techniques de production. C’est le cas en particulier de l’ONG ASPTA, dont l’évolution est liée à des échanges entre l’Amérique centrale et le Brésil dans les années 90. En Amérique centrale dans les années 1990-2000, CaC a marqué la vision des techniciens (vulgarisateurs, chercheurs, formateurs) des ministères de l’Agriculture : l’image de paysans parlant d’égal à égal avec des chercheurs révolutionnait leur mode de pensée ! Ce qui ne veut pas dire que leurs autorités respectives les aient suivis dans leur appréciation, loin de là, hélas ! Enfin, dans les années 80, marquées par des restrictions budgétaires fortes, plusieurs gouvernements ont voulu reprendre cette méthode de diffusion de paysan à paysan, qui ne coûtait pas cher. La FAO elle-même s’est mise à préconiser cette méthode. Mais en ne conservant que les aspects « méthode », en le déconnectant du potentiel de mouvement et d’interrogation sur le modèle de développement, on a perdu pour moi la substance la plus fondamentale de CaC.
GDS : Quel intérêt ces « promoteurs paysans » trouvent-ils à diffuser leurs techniques ?
HH : Je pense qu’il faut considérer plusieurs phases. Dans la première, c’est avant tout le fait de se sentir valorisé. On n’imagine jamais assez l’intensité du rapport de force, conscient ou inconscient mais très prégnant dans ces campagnes, entre des techniciens, des professionnels, des dirigeants d’ONG qui « savent » et un paysan qui a intériorisé son état supposé d’infériorité. Les paysans revendiquent la capacité d’expérimenter, de réussir, de disposer d’un savoir. La deuxième chose très importante, c’est le plaisir de l’échange : enseigner à quelqu’un, découvrir quelque chose, sortir de chez soi. Et bien sûr, le résultat technique : moins d’érosion, rendement un peu meilleur, de nouvelles idées et pratiques. Dans les étapes ultérieures, les résultats technico-économiques vont primer plus, avec le risque de création d’une élite de promoteurs paysans, sollicités de plus en plus.
GDS : Ces pratiques diffusées par ces promoteurs étaient ensuite adaptées localement ?
HH : C’est la base même de CaC ; un promoteur paysan ne dit pas à son voisin « sème ou cultive de telle manière et çà ira mieux » mais « mon ami, teste chez toi cette technique, cette plante, cette quantité de fumure organique, etc. ». En théorie, car la pratique se charge souvent d’installer des dérives de fonctionnement ! Il ne faut pas oublier que certaines de ces techniques étaient certes connues ailleurs, mais nouvelles pour eux. Les agriculteurs s’engageaient donc dans un processus de création, et non de simple diffusion. D’autres techniques donnaient lieu à de la création réelle (rotation mais avec plantes de couverture association arbres-cultures vivrières pour n’en citer que quelques unes).
GDS : Quelles conditions vous semblent nécessaires à un engagement des paysans dans de tels processus d’échange et de co-construction des connaissances ?
HH : Ce n’est pas un hasard si CaC est né au Nicaragua en 1987. Des conditions politiques nationales ont permis de redonner la parole aux gens qui en avaient été confisqués — des agriculteurs familiaux entre autres. Ils s’en sont emparés. Je pense en particulier que toute la dimension d’éducation populaire qui a accompagné l’expérience sandiniste a contribué fortement à l’émergence de CaC. Et puis il y a bien sûr toutes ces conditions liées à la possibilité même de mettre en place les pratiques promues : la sécurité foncière, les outils pour mettre en œuvre les techniques développées, et d’abord et avant tout des prix permettant aux agriculteurs de vivre. C’est d’ailleurs je pense un des facteurs principaux actuels de limitation de l’impact de CAC. Si le maïs ne vaut rien sur le marché, si la terre et les crédits sont inaccessibles, on a beau être un promoteur paysan brillant, on arrête tout simplement d’être agriculteur. Ensuite, c’est toute l’organisation de la transition vers une agriculture agroécologique qui me semble cruciale pour des petits agriculteurs démunis de moyens financiers, économiques, informatifs. Enfin, échanger des connaissances pour co-construire a un coût. On peut le considérer comme un investissement mais c’est aussi une charge. Qui peut la supporter ? Comment s’organiser pour la financer ? Quels sont les bailleurs qui se précipitent pour financer des projets où le volet « sessions d’échanges et de co-construction de savoirs » jouent un rôle déterminant, mais hélas souvent peu visible à court terme ? Une volonté collective, à une échelle significative, jouant sur le court et long terme, me semble indispensable.
Des relais paysans pour disséminer l’agroécologie
La Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP) s’est engagée dans un processus de promotion de l’agroécologie qui repose notamment sur la mise en place d’un dispositif de formations en agroécologie paysanne (AEP) depuis 2011. Ces formations sont basées sur les savoirs, savoir-faire et savoir-être, les innovations, l’autonomie et les compétences des paysan-ne-s et sur une charte. Elles portent sur les pratiques agroécologiques (compostage, semences paysannes, traitements naturels, alimentation pour le bétail, vétérinaire auxiliaire…), sur les enjeux plus globaux (politiques agricoles, OMC) et sur les droits des paysan-ne-s. l’issue de ces formations, les relais en AEP se sont organisés au niveau local, régional et national pour disséminer l’agroécologie paysanne en tant que form’acteur/actrice du changement. À ce jour 100 paysan-ne-s relais assurent de la form’action permanente dans 5 régions du Mali (Kayes, Koulikoro, Mopti, Ségou, Sikasso) qui a touché plus de 2500 personnes en moins de 18 mois. D’ici fin 2015, 16 champs de références en AEP seront en place comme point focaux pour démonstration et mettre en place un réseau de semences paysannes.
En savoir plus : http://www.cnop-mali.org/spip.php?article188
Contact : chantal.jacovetti@wanadoo.fr
GDS : Dans certaines régions du Brésil, l’agroécologie ne concerne pas seulement la parcelle d’une famille, mais l’ensemble d’un territoire. Comment l’expliquez-vous ?
Emmanuel Bayle (EB) : Deux grands leviers permettent de comprendre cette évolution. Il y a d’abord l’aspect organisation sociale, à la fois intracommunautaire et extracommunautaire. Il existe au Brésil de nombreuses organisations de paysans et d’ONG qui se sont structurées pour faire du conseil technique, de la certification participative et qui échangent entre elles, notamment dans le cadre de visites croisées, sur les pratiques agroécologiques. Le conseil technique soutient donc cette dynamique, avec une véritable volonté de renforcer et mieux organiser ces producteurs, par des actions de formation et de renforcement des capacités. Ensuite, la question de la mise en marché est également essentielle. Au Brésil, le marché local est très important et le pouvoir d’achat des populations est souvent en croissance. Comme dans beaucoup d’autres pays, il existe une tradition de marchés paysans organisés régulièrement, en général une fois par semaine. Les ONG et les projets ont beaucoup travaillé à amener les petits producteurs agroécologiques à vendre leurs produits directement aux consommateurs sur ces marchés. De la même façon, le développement de la transformation de certains productions (produits laitiers, fruits, miel) et la mise en place d’unités de transformations locales, sont des initiatives qui stimulent et nécessitent des formes d’organisations qui vont au delà des exploitations familiales.
GDS : L’État a-t-il aussi joué un rôle important dans ce changement d’échelle ?
EB : Sans aucun doute. L’État a multiplié, notamment après l’arrivée du Président Lula, les espaces de discussion entre la société civile et les services publics pour mieux définir et renforcer toutes ces dynamiques. Le pays s’est ainsi doté d’outils spécifiques pour appuyer le développement de l’agroécologie et cela à plusieurs niveaux : l’assistance technique, le crédit, la commercialisation et la formation. Le Programme national d’assistance technique et de formation agricole (PNATER) mentionne clairement la promotion des pratiques agroécologiques parmi ses orientations stratégiques. Le Programme national de financement de l’agriculture familiale (PRONAF) s’est doté d’une ligne spéciale « agroécologie » destinée à appuyer des investissements productifs. Les différentes modalités de commercialisation du Programme national d’alimentation scolaire (PNAE) et du Programme d’acquisition d’aliments (PAA) concèdent une bonification de 30 % pour les produits issus de la production agroécologique. Plus récemment, les formations à l’agroécologie de techniciens et de niveau supérieur se sont multipliées dans les grands centres universitaires et dans des centres ruraux de formation technique.
Enfin en 2012, l’État a défini une « Politique nationale d’agroécologie et de production biologique », qui a donné naissance au programme fédéral d’appui à l’agroécologie, dont l’objectif est « d’intégrer, articuler et rendre adéquat les politiques, programmes et actions qui induisent les transitions agroécologiques ainsi que la production biologique et agroécologique ». Tout cela montre les efforts de l’État brésilien en faveur de la diffusion des pratiques agroécologiques. Cependant, c’est au niveau des modalités de mise en œuvre de ces politiques et mécanismes que le bât blesse.
GDS : Quelles sont les limites de cette politique ?
EB : D’une façon générale, l’une des principales limites concerne les conditions d’accès à ces programmes et crédits. Il existe encore un manque de connaissance suffisante des modalités et conditions d’accès. Ensuite, les exigences administratives sont complexes et souvent hors de portée pour les petits producteurs et notamment ceux qui ne bénéficient pas d’une assistance technique. Pour ce qui est du crédit par exemple, la situation met en évidence un autre frein au changement d’échelle. Les banques montrent de telles réticences sur les pratiques et résultats de l’agroécologie qu’elles n’autorisent pratiquement pas de crédits pour favoriser les transitions agroécologiques. La tendance dominante est toujours d’orienter les producteurs vers l’accès à des financements basés sur les pratiques conventionnelles. La tendance est similaire pour ce qui est des services publics d’assistance technique, encore très hermétiques dans l’ensemble à promouvoir et appuyer l’introduction et le développement de l’agroécologie. Les principes de la Révolution Verte sont encore largement dominants dans le discours et les pratiques du service public chargé de l’assistance technique.
Un marché paysan hebdomadaire à Sao Miguel do Gostoso (Nord-Est du Brésil) (© Emmanuel Bayle)